En 2019, j'assistais à la célébration annuelle du culte vaudou à Ouidah, au Bénin. Des échassiers costumés paradaient dans le cortège. On les repérait de loin.
Le ciel était nuageux et éblouissant ce jour-là, un ciel presque invisible.
Les acrobates marchaient un grand pas après un autre, avec calme et volupté. Leur marche était fluide, comme s’ils ne ressentaient pas la pesanteur. « Ce sont des piétons du ciel » pensais-je.
Préparatifs
Revoir cette série m’a donné l’envie de mener enquête sur ceux qui habitent le ciel, ceux qui ont la tête dans les nuages.
Comme toute enquête, elle s’appuie sur des personnages, hommes et femmes, et sur des lieux, un personnage étant une personne qui a un rôle, et un lieu étant un site qui a une fonction.
Cette enquête est d’abord celle d’un lieu, le Nord Pas de Calais, et plus précisément la MEL, Métropole Européenne de Lille.
La région était prospère il y a un siècle, grâce à l’industrie du textile et aux mines. Aujourd’hui, il reste des briques et des terrils. Les briques sont rouges et les terrils gris.
Mis à part les cheminées, tourelles hautes de 35 mètres évacuant la fumée des machines à vapeur, et les terrils, collines artificielles construites par accumulation de résidus miniers, il n’y a pas de relief. La région est aussi surnommée le plat pays. Le ciel y est gris. Parfois, les nuages déversent des quantités d’eau inimaginables. Alors, il fait beau le temps que le vent balaie les flaques.
Le paysage urbain est composé de maisons de briques, de deux à trois étages, d’un beffroi, point culminant de la commune où siège généralement le maire, et d’une friterie, jamais très loin du beffroi.
J’habite à Lille depuis 2015. Je m’y suis installé pour étudier. Je réside dans le quartier de Moulins. C’est un quartier très calme, situé au sud est de la ville. Je connais tout le monde ici, j’y ai découvert la signification de « vie de quartier ».
Tour des lieux :
En bas de chez moi, Youssef, mon primeur. Son achalandage est irrégulier, tout comme mes visites. Il donne tous les jours du riz aux pigeons. Un spectacle auquel j’assiste parfois depuis ma fenêtre.
En continuant sur ce pâté de maison, une place avec un monument aux morts. Il y a en ce moment autour de cette place deux gros chantiers, de respectivement 76 et 35 logements neufs, et un vieux lotissement aux fenêtres placardées. J’aperçois le grutier depuis ma fenêtre, je crois qu’il me voit aussi. Plus embêtant, les échafaudages montent désormais jusqu’à ma fenêtre de salle de bain. J’ai acheté des rideaux en urgence. En bifurquant rue de Valenciennes, on passe devant le labo photo, où je développe, tire et scanne mes photographies. Au Labo, tout est calme. Il faut réserver sa plage horaire de développement sur le calendrier partagé pour prévenir d’un éventuel passage. l’espace accueille aussi un cinéma d’art et d’essai à la programmation éclectique. En reprenant la route, on arrive assez vite au métro aérien de Lille, et de là, on peut aller un peu partout.
5 années d’appropriation du territoire du Nord. L’enquête aura lieu ici, sur ce terrain plat et familier. Je restreins le domaine de recherche à une circonférence de 5 kilomètres autour de chez moi, soit Lille et sa métropole.

Le ciel de la MEL

Samedi, en Janvier
Je profite de ce samedi ensoleillé de Janvier pour aller à la rencontre des habitants du ciel de la métropole Lilloise. La région est gorgée de briques rouges et roses, mais les bâtisses ne montent pas très haut. 4 ou 5 étages tout au plus.
J’ai pour habitude de passer à travers Mons en Baroeul, Ville nouvelle sortie de terre dans la période des trente glorieuses. La tour Hertzienne, ou « tour de Mons » pour les locaux, la « résidence de l’Europe » et les « tours jumelles » façonnent le paysage de la commune.
Un paysage urbain inédit dans la région.
Nous arrivons au centre de Mons aux alentours de 15 heures.
Nous, car j’ai emmené mon ami Léo et son cale- pin avec moi pour mener l’enquête et partager ce moment. Nous nous garons sur la rue centrale de Mons, devant le Commissariat, au pied de la résidence de l’Europe. La résidence se compose de « 4 tours en R+20 et 4 en R+7 » nous signale gentiment un agent seul vêtu d’un bel uniforme rouge et bleu marine, sur lequel on pouvait lire « Sécurité-incendie ». Il assure l’accueil de la résidence les nuits et les weekends, mais n’a pas les autorisations nécessaires pour nous faire monter sur le toit, il faudra revenir lundi matin, nous prenons tout de même le numéro du poste d’accueil et allons faire le tour de la résidence.
Au niveau de la rue, le complexe résidentiel accueille ce qui devait être « le plus grand centre commercial du Nord » d’après le préfet en poste en 1968 ; en effet les commerces s’enchaînent, la densité qu’impose un tel édifice rend cette galerie marchande passante et agréable. Les habitants du ciel n’auront pas à aller bien loin sur terre pour s’approvisionner.
Je prends un peu de recul pour observer la façade, répétitive jusqu’à son 67ème mètre, où celle-ci s’arrête et plonge dans l’azur.
Il aura fallu escalader quelques barrières pour accéder au parking aérien en « R+1 » et prendre des photos dans les meilleures conditions. Quelques hauts arbres dégarnis par l’hiver prennent racine dans le ciel.
Nous croisons un premier habitant à l’embarcadère,
Elle semble débarquer du mobilier et des affaires. Après seulement un mois, l’habite un mal de l’air qui la sentence,
Elle déménage.
L’appartement se trouvait au 8ème étage, nous avons profité de l’occasion pour rentrer dans l’immeuble et avons filé vers le hall.
Nous entrons rapidement dans l’ascenseur, et appuyons sur 20. Ce hall ne m’aura pas laissé un souvenir impérissable.
D’une traite, la pression diminue et nous nous envolons à une soixantaine de mètres, soit autant que le record de la plus longue tarte au Maroilles, détenu par les voisins de Faches-Thumesnil.
Les couloirs sont austères et ne respectent plus les normes de sécurité incendie.
Il y a 4 appartements par étage. Au 20ème, deux sont vraisemblablement vacants. Une famille en plein puzzle et un jeune homme reprenant ses esprits après sa soirée arrosée occupent les deux autres. Chaque sonnette a fait un bruit différent.
Nous descendons par l’escalier de service très éclairé et arrivons devant l’appartement 4 du R+19 de la tour C. Nous sonnons. Je crois reconnaître la même sonnette qu’une précédente, une sorte de frétillement aigu et continu ; Léo en prend note, cela pourrait être un indice déterminant de notre enquête.
Personne ne répond, on toque.
Un monsieur, la cinquantaine, en tenu du samedi, à mi-chemin entre une tenue du dimanche et une de tous les jours, nous ouvre.
Mamdouh
Les cheveux drus et grisonnants,
le teint mate et plissé de son front,
des yeux marron clair,
un nez abritant une moustache drue et grisonnante,
le teint rose et plissé de ses lèvres,
un menton marron clair,
une chemise abritant un torse dru et grisonnant, le teint noir et plissé de son jogging,
des chaussettes marron clair,
un tapis dru et grisonnant.
« nous sommes à la recherche d’habitants du ciel !».
L’homme reste impassible, nous demande d’attendre. La porte reste entrouverte, cependant pas assez pour observer la vue de l’appartement. De- puis le palier, je n’arrive pas à me rendre compte totalement du décor, mais, de nos observations de la façade, je m’attends à une vue à 180 degrés, orientée Nord-Est, ce qui est idéal pour ne pas subir le contre-jour en cette fin d’après-midi. Il revient, un IPhone à la main. Il vient d’ Alep en Syrie et ne comprend pas le français ; il souhaite correspondre à l’aide du traducteur vocal de son téléphone. Cela me met en joie. Je me sens plus que jamais en haut d’une tour de contrôle, nous communiquons avec une latence et un intermédiaire dont ni lui, ni nous, ne pouvons vérifier la véracité de la traduction. Toutefois, le traducteur du français à l’arabe semble fonctionner, et notre habitant du ciel est réceptif à notre enquête, il nous fait entrer. « Pourquoi porter un pantalon ? » nous lance alors son téléphone. Notre hôte disparait à nouveau se changer, nous contemplons cette fois la vue. Les fenêtres sont à plus d’un mètre du sol, ce qui donne une vue presque exclusivement du ciel. On aperçoit tout de même les autres gratte-ciels Monsois, ainsi que la tour hertzienne.
L’appartement est sobre et lumineux, peu décoré. Un superbe tapis persan et un thé noir viennent apporter un peu de chaleur, pas une télé ou un tableau pour venir détourner le regard du firmament. Un cendrier se trouve sur une table basse en verre. Des Malboros red et un porte cigarette transparent sont placés sur le rebord de la fenêtre.
Nous commençons à nous entretenir avec cet habitant Syrien du ciel Monsois. Il s’appelle
Mamdouh, et vient d’Alep. Mamdouh vit à Mons depuis à peine un an, mais a « vécu toute ma vie dans une tour » nous dit-il. Je lui demande alors s’il se considère comme un habitant du ciel, ce à quoi il répond : « Oui, j’ai plus de 5000 heures de ciel. » cette réponse poétique nous laisse perplexe, il ajoute « Je suis pilote pendant 32 ans ». Nous restons sous le choc.
Nous sommes partis à la recherche des habitants du ciel, en stipulant qu’ils logeaient dans les plus hauts appartements de la région, et tombons sur un pilote de ligne !
Pourquoi vouloir vivre et travailler si haut ? « Parce que c’est l’eau et la dernière » nous répond Mamdouh. Nous reviendrons sur cette traduction mystérieuse. Il est le seul de sa famille à avoir cet attachement au ciel. Il regarde souvent à sa fenêtre, et nous explique que « la vue est belle, mais bien plus beau du haut ».
Habiter le ciel, c’est aussi s’émerveiller des vues, nuages et couleurs tel qu’un terrien le ferait pour ses paysages.
Mamdouh aime le caractère changeant et imprévisible du ciel. « Ce n’est jamais la même vue, au-dessus des nuages, au-dessous, dedans.». Mamdouh peut passer des heures à contempler le ciel « du pare-brise de l’avion, pas de la fenêtre, car la vue depuis l’avion n’a été calculée que par le vrai pilote ; il y a tout de même cette tour de contrôle, je l’aime comme mon frère » dit-il, en pointant du doigt la grande tour hertzienne de Mons.
Cette tour sert d’antenne radio et de télécommunication pour la région. Elle ressemble à une tour de contrôle aérien.
Nous irons faire un crochet au pied de cette tour, bien protégée. Personne ne répondra à l’inter- phone.
Dans la région, les nuages déferlent depuis la manche et rien ne les arrête. « Parfois le brouillard, la vision est faible, la vision est très faible, c’est difficile », ses 32 années de pilote ont impacté sa relation au ciel, elle ne s’arrête pas à la contemplation. A travers son regard, on retrouve l’amour et la méfiance du marin à sa mer, de l’alpiniste à sa montagne, du pilote à son ciel.
Le ciel est un danger permanent dont il ne peut se passer. Il l’a blessé, nourri, exilé, ravit, bombardé et accueilli.
Mamdouh clôt notre conversation : « J’espère maintenant rester dans le ciel, mais une vraie relation n’existe pas »
Mamdouh ne souhaite pas dévoiler son identité, et ne veut pas être photographié. De dos non plus.
Son fils, que nous appellerons M, rentre juste de son travail d’informaticien. Il vit ici avec lui. Nous lui expliquons rapidement les raisons de notre présence.
Nous sommes alors invités à nous rasseoir et prendre du thé.
M vit dans la MEL depuis dix ans déjà. Mamdouh l’a fait quitter la Syrie à l’éclatement de la guerre, pour fuir les raids aérien touchant Alep.
La vue.
-Je peux vous prendre en photo ?
- Moi ?
- Oui.
- Non
- Et de dos?
- Non.
- Et votre fils ?
- Non
- Et votre fils de dos ? - Ok.

La tour de Mons s’élève à 135 mètres au dessus du sol. C’est l’édifice le plus haut de la région Nord Pas de Calais

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